L'aide sociale est en passe d’amorcer un tournant
L'aide sociale a longtemps été l'enfant mal aimé de la politique sociale suisse. Face à la hausse des coûts et du nombre de cas, les partis de droite ont rivalisé d'exigences toujours plus radicales pour réduire les prestations d'aide sociale. Leur cible privilégiée : le montant du forfait pour l’entretien, bien qu'il soit inférieur d'environ 60 % à celui des prestations complémentaires. Les attaques contre l'aide sociale ont atteint leur paroxysme lors de la votation populaire du canton de Berne en mai 2019. Les électeurs bernois ont alors rejeté une réduction du forfait pour l’entretien jusqu'à hauteur de 30 %. Après le vote bernois, des revendications similaires n'ont pas été poursuivies ou ont été nettement atténuées dans d'autres cantons. Depuis, le vent a tourné. Pour preuve, l'adaptation du forfait pour l’entretien au renchérissement, entrée en vigueur au 1.1.2023, a été mise en œuvre dans la plupart des cantons sans grande résistance politique. Rares sont d’ailleurs les nouvelles interventions lancées pour réduire les prestations d'aide sociale. Qu'est-ce qui a provoqué ce revirement de situation ?
Le coronavirus a révélé les limites de l’État social
Pendant la pandémie de coronavirus, de nombreuses personnes se sont subitement retrouvées sans emploi et sans revenu en Suisse. Ce sont surtout les indépendants, les travailleurs temporaires et d'autres personnes vulnérables qui se sont retrouvés dans une situation de détresse existentielle. Les images de longues files d'attente devant les points de distribution alimentaire ont effrayé les politiques et la population, mettant en exergue les failles du filet social en Suisse. Le coronavirus a modifié la conscience publique : l'acceptation des systèmes de sécurité sociale s'est accrue rapidement et durablement durant cette période. Bien que les services sociaux aient depuis longtemps annoncé que la pauvreté pouvait frapper tout un chacun, seule la pandémie a permis au grand public d'en prendre réellement conscience. Aujourd’hui, celui-ci porte un regard plus positif sur les prestations d'aide sociale qu'avant la crise du COVID-19.
Inflation et loyers en hausse génèrent une nouvelle forme de pauvreté
Plusieurs évolutions observées ces derniers mois ont entraîné une détérioration de la situation financière de nombreuses personnes en Suisse. L'inflation, la hausse rapide des primes d'assurance-maladie et l'aggravation de la situation du marché du logement posent des problèmes existentiels croissants aux ménages de condition modeste. Cette situation ne touche pas seulement les personnes les plus vulnérables, mais aussi les ménages de la classe moyenne. Les personnes qui ne dépendent pas encore de l'aide sociale sont également menacées de pauvreté. Aujourd’hui, un revenu moyen ne suffit souvent plus à trouver et payer un logement décent. Les familles courent donc le risque de rencontrer des difficultés financières. Cette évolution n'en est qu'à ses débuts, puisque le taux d'intérêt de référence applicable aux contrats de bail n'a pas encore été relevé et que la hausse significative des loyers n’interviendra que dans les mois à venir. Il n'y a pas de solutions en vue : les mesures étatiques visant à promouvoir la construction de logements abordables et à compenser la hausse des loyers sont rares. À l’avenir, l’aide sociale devra donc vraisemblablement venir en aide aux personnes qui ne peuvent plus subvenir à leurs besoins suite à la hausse des coûts du logement. Les personnes en situation de précarité risquent alors de se retrouver à la rue.
La relance du marché du travail ouvre de nouvelles opportunités
Le marché du travail ne fait pas seulement face à une pénurie de main-d’œuvre qualifiée, mais aussi à une demande croissante de personnel moins qualifié. Pour les bénéficiaires de l’aide sociale, cette situation améliore leurs perspectives d’intégrer le marché du travail et facilite leur sortie de l’aide sociale. La relance du marché du travail entraîne en outre une baisse du nombre de nouvelles demandes d'aide sociale. Même les personnes plus âgées qui, il y a quelques années, dépendaient de l'aide sociale après l’arrivée en fin de droits, retrouvent aujourd'hui plus souvent un emploi. Cependant, la situation du marché du travail ne garantit pas que toutes les personnes actives puissent réaliser un revenu leur permettant de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. La part des « working poor » devrait même augmenter ces prochains mois, puisque de nombreuses personnes peu qualifiées trouvent certes un emploi, mais restent tributaires de prestations complémentaires de l'aide sociale pour couvrir le minimum vital de la famille.
Proportion croissante de réfugiés et personnes admises à titre provisoire
Le nombre de cas stagne, voire diminue dans l'aide sociale. Nous assistons toutefois à une évolution inquiétante : la proportion de réfugiés et de personnes admises à titre provisoire augmente. Cette tendance devrait se poursuivre dans les années à venir, d'une part en raison de l’arrivée d’un grand nombre de requérants d'asile ces dernières années et d'autre part en raison de leur faible taux d'activité. Bien que le taux d'aide sociale élevé puisse souvent s'expliquer par des déficits linguistiques, un manque de qualifications professionnelles et des grands systèmes familiaux, cette évolution pose des problèmes tant à l'aide sociale qu'aux personnes concernées. Si l'aide sociale ne parvient pas à inverser cette tendance, l’opinion publique l’assimilera de plus en plus à un système de raccordement au domaine de l'asile, le taux élevé d'inactivité de certaines nationalités offrant notamment des cibles d'attaques politiques.
L’aide sociale à l’orée d’un tournant
De nombreuses raisons laissent à penser que la spirale sociale commence à tourner – vers le bas. En même temps, certains signes indiquent que l'aide sociale est en passe d’amorcer un tournant. Les attaques contre l'aide sociale ont diminué depuis la votation du canton de Berne en 2019. Elle doit cependant faire face à de nouveaux défis d’ordre professionnel et politique. La hausse des primes d'assurance-maladie et l'évolution du marché du logement en particulier généreront de nouveaux problèmes sociopolitiques dans les mois à venir. Contrairement à la pandémie de coronavirus, à la crise ukrainienne ou à la crise du CS, l'État ne devrait pas réagir rapidement et efficacement à ces nouveaux défis sociaux. Tout porte à croire que le nombre de bénéficiaires de l'aide sociale augmentera à moyen terme, malgré un faible taux de chômage, avec les conséquences financières associées. Une situation qui pourrait provoquer une nouvelle vague de critiques à l'encontre de l'aide sociale.
L'aide sociale doit, elle aussi, relever de grands défis, puisqu’elle est également touchée par la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Que faire ? Elle doit être en mesure de réagir rapidement aux nouvelles situations avec professionnalisme, par exemple en adaptant sans tarder les directives en matière de loyers face à la hausse rapide des loyers. En raison de la pénurie de personnel qualifié, l'aide sociale doit également questionner sa propre efficacité, ainsi que poursuivre ses efforts de numérisation. Autre priorité : elle se doit de mener un travail de relations publiques percutant.
L'aide sociale doit encore davantage insister sur la nécessité de mettre en œuvre des mesures politiques rapides et efficaces pour lutter contre la hausse des primes d'assurance-maladie, ainsi que la pénurie et le renchérissement du logement. Elle doit démontrer que ces problèmes sociaux sont loin d’être des cas isolés, mais les conséquences de dérives sociales. Un État capable de débloquer en quelques heures des milliards de francs pour sauver une seule banque doit aussi veiller à ce que toutes les personnes vivant en Suisse puissent disposer d’un logement convenable, payer leur prime d'assurance-maladie et subvenir à leurs besoins.